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cinéma - Page 3

  • Bilan et palmarès du 48ème Festival du Cinéma Américain de Deauville

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    La version courte et remodelée de ce bilan sera publiée dans le magazine Normandie Prestige 2023 (disponible à partir du 19 juillet 2023).

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     «Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant où l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses.»  Kundera

    Un festival de cinéma est toujours un voyage, a fortiori celui de Deauville qui nous immerge dans les réalités du Pays de l'Oncle Sam. L'affiche de cette 48ème édition représentant Le Magicien d'Oz nous invitait ainsi à un voyage magique. Le programme était cependant beaucoup plus sombre sur les écrans. Comme chaque année, les films du festival ont ainsi dressé un passionnant état des lieux de la société américaine.

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    C’est dans la section L’heure de la Croisette que le Festival du Cinéma Américain de Deauville a programmé Sans filtre, la Palme d'Or du Festival de Cannes 2022, de Ruben Östlund, en sa présence. Là où un Chaplin aurait recouru au rire tendre et burlesque pour souligner les travers de son époque, pour croquer la sienne, Ruben Östlund a choisi le sarcasme impitoyable, l’ironie mordante, la férocité et l’excès du trait, le cynisme indécent en écho à celui qu’il dénonce. Le film est tourné en plans fixes, tout mouvement de caméra aurait finalement été un pléonasme devant ce spectacle de désolation, cette exhibition amorale, ce monde en plein naufrage. La réalisation, élégante, presque « avec filtre », souligne par la forme le propos et le contraste entre le paraître qui se veut si lisse et l'abjection de l'être. Tantôt réjouissante, tantôt dérangeante (à dessein) cette farce cruelle et satirique, sans la moindre illusion sur le monde, se termine par une pirouette facile destinée à nous montrer que le cycle infernal ne prendra jamais fin.

     

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    Close de Lukas Dhont Grand Prix ex-aequo du dernier Festival de Cannes était également présenté dans cette section. Léo, le blond, et Rémi, le brun, 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu'à ce qu'un événement impensable les sépare.  Le scénario est d’une justesse, d’une subtilité et d’une sensibilité rares disséquant la violence parfois tueuse du regard des autres, et la douleur ineffable de la perte (d’un être, de l’innocence). Les violons de la BO de Valentin Hadjadj accompagnent et contrebalancent la retenue des personnages. Un film d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, empreint de poésie dont le regard final ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente.

     

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    Armageddon time, également dans le cadre de la section L’heure de la Croisette. Le regard aiguisé de James Gray se pose avec tellement de sensibilité sur les êtres que, dès les premiers plans, il vous captive même par une scène en apparence anodine dans une salle de classe. Celle du jeune Paul Graff qui vit dans le Queens, là où le cinéaste lui-même a habité dans son enfance. Seul son grand-père semble le comprendre. La sublime photographie de Darius Khondji aux accents automnaux renforce la sensation de mélancolie qui se dégage du film, douce puis plus âpre. James Gray filme l’intime avec grandeur et lui procure un souffle romanesque et émotionnel unique. Quelles images sublimes que celles du grand-père et du petit-fils dans cette lumière automnale, déclinante, et crépusculaire. Sublime et fascinante comme un dernier et vibrant sursaut de vie.  Armageddon time témoigne de toute la sensibilité, la dualité, la complexité, la richesse du cinéma de James Gray.

     

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    Pour la deuxième fois, le festival a proposé Fenêtre sur le ciné­ma fran­çais avec trois films pré­sen­tés en pre­mière mon­diale : La grande magie de Noé­mie Lvovs­ky, La Tour de Guillaume Nicloux et Les Ras­cals de Jim­my Lapo­ral-Tré­sor

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    La jeune géné­ra­tion d’Hollywood a également été à l’honneur avec Jesse Eisen­berg, Deauville Talent Awards venu When You Finish Saving the World, son pre­mier film en tant que réa­li­sa­teur. Lucy Boyn­ton (qui a marqué les festivaliers par son discours puissant) et Ana de Armas ont quant à elles reçu le prix du Nouvel Hollywood, cette dernière ayant bouleversé et divise les spec­ta­teurs avec Blonde d’Andrew Domi­nik qui met en scène une Marilyn Monroe sans cesse objetisée et victime de misogynie.

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    Arnaud Des­ple­chin et son jury ont départagé les 13 films de la compétition officielle couronnant le merveilleux Aftersun de Charlotte Wells, également lauréat du prix de la critique.

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    Un film sublimement triste, comme un soleil d’été ardent soudain masqué après avoir ébloui avec intransigeance, comme l’insouciance et l’enfance et un père qui s’éclipsent avec une brusquerie déconcertante, peut-être à tout jamais. Film impressionniste sur quelques jours d’été entre un père et sa fille en Turquie. Tous deux au bord du vide, chacun à leur manière : la fin des illusions pour l’un, de l’enfance pour l’autre. Moment suspendu, instants faussement futiles, dont on devine vaguement qu’ils sont essentiels, qu’on voudrait retenir mais comme les grains de sable qui filent entre les doigts, déjà ils périclitent entre les mailles de la mémoire. Un film gracieux, d’une délicatesse mélancolique qui charrie la beauté fugace de l’enfance devenue songe et la saveur inégalable de ses réminiscences (floues). Et puis ce dernier plan ! Celui du vide et du mystère que laissent les (êtres et moments, essentiels) disparus, que laissent les instants futiles dont on réalise trop tard qu’ils étaient cruciaux, fragiles et uniques. Celui du manque impossible à combler. Celui du (couloir) du temps qui dévore tout. Renversant d’émotions. Vous chavirerez, aussi, surtout si votre soleil d’enfance a été dévoré par l’ombre…

     

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    War Pony  de Riley Keough et Gina Gammell, un récit initiatique bouleversant, a reçu le prix de la révélation et le prix du jury ex-aequo. Après Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider, ce film était également tourné la réserve de Pine Ridge.

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    Le Festival du Cinéma Américain de Deauville a eu l’excellente idée de braquer ses projecteurs sur Leonard Cohen et l’histoire fascinante de sa chanson mythique, Hallellujah, avec ce documentaire sélectionné dans Les Docs de l’oncle Sam. Cette chanson a fait le tour du monde et a souvent été utilisée au cinéma et, pourtant, qui en connaît véritablement le sens et l’histoire ? Cette passionnante histoire est aussi celle des affres de la création, des injustices du succès et d’une époque dans laquelle la diversité des médias facilite la vulgarisation des œuvres, sans pour autant que cette communication à outrance permette de connaître le sens profond des choses et leur origine. C’est un atout des documentaires, et de ce documentaire en particulier, que de permettre de redonner du temps au temps, de prendre du recul dans une époque d’immédiateté. Passionnant documentaire qui rend hommage à la beauté éternelle de cette chanson mais avant tout au talent du poète unique qui l’écrivit.

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    Une histoire d'amour et de fantômes. Ainsi le pitch officiel présente-t-il ce premier long-métrage de Charlotte Le Bon, Falcon Lake, quia reçu le prix d’Ornano-Valenti, toujours un gage de qualité. Une fin entêtante, magnifique, énigmatique qui fait confiance au spectateur et au pouvoir de l’imaginaire. Une fin comme ce film, magnétique, dont le fantôme ne cessera ensuite de nous accompagner…Une histoire d’amour et de fantômes, certes, mais surtout une exceptionnelle et sublime histoire d’amour et de fantômes  qui vous hantera délicieusement très longtemps.

    Une délicieuse hantise. Peut-être cet oxymore résume-t-il un film et un festival réussis, à l’image de ce que fut cette édition ouverte sur la société américaine, mais aussi sur le monde, ses maux, quelques espoirs, et sur l’avenir.

    PALMARES COMPLET DU 48ème FESTIVAL DU CINEMA AMERICAIN DE DEAUVILLE

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    Le Jury de la 48e édi­tion du Fes­ti­val du ciné­ma amé­ri­cain de Deau­ville, pré­si­dé par Arnaud Des­ple­chin, entou­ré de Jean Paul Civey­rac, Pierre Dela­don­champs, Léa Dru­cker, Sophie Letour­neur, Alex Lutz, Yas­mi­na Khadra,
    et Marine Vacth a décer­né les prix suivants :

    Grand Prix
    AFTERSUN de Char­lotte Wells
    (dis­tri­bu­tion : MUBI)

    Prix du Jury
    WAR PONY de Gina Gam­mell & Riley Keough
    (dis­tri­bu­tion : Les Films du Losange)
    En salles en 2023

     Prix du Jury
    PALM TREES AND POWER LINES de Jamie Dack
    (ventes inter­na­tio­nales : Film Constellation)

    Le Jury de la Révé­la­tion de la 48e édi­tion du Fes­ti­val du ciné­ma amé­ri­cain de
    Deau­ville, pré­si­dé par Elo­die Bou­chez, entou­rée de Andréa Bes­cond, Eddy de
    Pret­to, Nico­las Pari­ser, Agathe Rous­selle, et Yolande Zau­ber­man a décer­né les
    prix suivants :

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    Prix Fon­da­tion Louis Roe­de­rer de la Révé­la­tion 2022
    WAR PONY de Gina Gam­mell & Riley Keough
    (dis­tri­bu­tion : Les Films du Losange)
    En salles en 2023

    Prix du Public de la Ville de Deauville
    EMILY THE CRIMINAL de John Pat­ton Ford
    (dis­tri­bu­tion : Uni­ver­sal Pic­tures Content Group)

    Le Jury de la Cri­tique, com­po­sé de cinq jour­na­listes, a décer­né son Prix à
    AFTERSUN de Char­lotte Wells
    (dis­tri­bu­tion : MUBI)

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    Prix d’Ornano-Valenti 2022
    FALCON LAKE de Char­lotte Le Bon
    (dis­tri­bu­tion : Tandem)
    Sor­tie salles : 7 décembre 2022

    Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site officiel du Festival du Cinéma Américain de Deauville.

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  • Prix d'Ornano-Valenti 2022 - Critique de FALCON LAKE de Charlotte Le Bon

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    Une histoire d'amour et de fantômes. Ainsi le pitch officiel présente-t-il ce premier long-métrage de Charlotte Le Bon projeté à la Quinzaine des Réalisateurs 2022, et au dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville dans le cadre duquel il a reçu le prix d’Ornano-Valenti, toujours un gage de qualité à l’exemple des deux derniers films lauréats de ce prix, le brillant Slalom de Charlène Favier et Les Magnétiques de Vincent Maël Cardona ( un film qui vous donne envie d’empoigner, célébrer et danser la vie, l’avenir et la liberté, je vous le recommande aussi au passage).…Ce film ne déroge pas à la règle. Pour son premier long-métrage, Charlotte Le Bon a choisi de porter à l’écran le roman graphique de Bastien Vivès, Une sœur. Cette adaptation très libre le transpose de la Bretagne à un lac des Laurentides, situé au Québec, au Nord-Ouest de Montréal.

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    C’est là, pendant l’été, qu’un jeune Français, Bastien (Joseph Engel), ses parents et son petit frère viennent passer quelques jours, dans un chalet situé au bord d’un lac où sa mère québécoise (Mona Chokri) venait déjà avec son amie d’enfance. Il est décidé que Bastien dormira dans la même chambre que Chloé (Sara Montpetit), de trois ans son ainée. Une adolescente frondeuse, étrange et un peu fantasque. Chloé, qui passe d’habitude son temps avec des garçons plus âgés qu’elle, est d’abord contrariée par l’arrivée de celui qu’elle considère comme un enfant. Bastien qui a 13 ans « bientôt 14 » n’en est pourtant plus tout à fait un. Il éprouve immédiatement de la fascination pour Chloé. Cette dernière en joue. Mais n’est-ce véritablement qu’un jeu entre celui qui se cherche et celle qui pense n’avoir sa place nulle part ? Les deux adolescents se rapprochent peu à peu…

    Cela commence comme un conte funèbre. Un plan sur un lac sur lequel on distingue ensuite comme un corps mort qui flotte à la surface.  Puis le corps prend vie. Ensuite, une voiture s’engouffre dans une forêt dense et mystérieuse, à la fois admirable et presque menaçante. Dans la voiture qui s’enfonce dans cette forêt, Bastien touche son petit frère qui ne s’en rend pas compte, comme s’il était une présence fantomatique. La famille entre ensuite dans un chalet plongé dans l’obscurité. Toute la puissance énigmatique et ensorcelante du film est déjà là, dans ces premiers plans.

    En effet, dès le début, dans ce chalet isolé au milieu de cette nature aussi captivante qu’inquiétante, une indicible menace plane. Ce mélange de lumière et d’obscurité, de candeur et de gravité, instaure d’emblée une atmosphère singulière. Cet été flamboyant contraste avec la rudesse de l’hiver à venir, et rend chaque minute plus urgente, faussement légère et presque brusque. Comme une allégorie de l’adolescence…

    Baignade dans la nuit, ombres sur les murs...: Charlotte Le Bon s’amuse avec les codes du film de genre. Quand Chloé apparaît la première fois, c’est de dos, comme un fantôme. Ces fantômes dont l’adolescente ne cesse de parler. La mort est là qui rode constamment. Bastien raconte qu’il a peur de l’eau, ayant failli se noyer petit. Chloé s’amuse à disparaître dans l’eau. Elle joue à la morte et dit « j’ai pas l’air assez morte ». Elle s’approche de Bastien pour lui faire peur, déguisée en fantôme. Ils jouent à se mordre jusqu’au sang. Bastien trouve un animal mort. Il s’adonne à une danse endiablée avec un masque fantomatique sur le visage etc.

    Tout cela ressemble-t-il encore à des jeux d’enfant ? Pour aller à une soirée, Chloé habille Bastien comme elle le ferait avec une poupée ou un enfant et pour désamorcer une éventuelle ambiguïté lui dit que « Les petites filles vont devenir folles ». Chloé et Bastien aiment jouer à se faire peur, à se draper d’un voile blanc pour jouer aux fantômes, à feindre la mort. Chloé photographie ainsi Bastien recouvert d’un voile blanc près d’un arbre mort. Et Chloé est surtout obsédée par la présence d’un fantôme suite à une mort accidentelle dans la partie sauvage du lac, une mort dont elle semble la seule à avoir entendu parler.

    Ce récit initiatique est envoûtant du premier au dernier plan. Chloé et Bastien sont à une période charnière où tout est urgent, où les émotions sont à fleur de peau. D’un instant à l’autre, dans ce décor de fable, tout semble pouvoir basculer dans le drame.

    La réalisation particulièrement inspirée de Charlotte Le Bon, entre plans de natures mortes et images entre ombre et lumière (sublime photographie de Kristof Brandl), avec son judicieux mode de filmage (pellicule 16mm), plonge le film dans une sorte de halo de rêve nostalgique, comme un souvenir entêtant. Le format carré en 4/3 semble être un hommage au film A ghost story. Dans ce long-métrage de David Lowery qui fut également projeté il y a quelques années dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville, un homme décède et son esprit, recouvert d'un drap blanc, revient hanter le pavillon de banlieue de son épouse éplorée, afin de tenter de la consoler. Mais il se rend vite compte qu’il n’a plus aucune emprise sur le monde qui l’entoure, qu’il ne peut être désormais que le témoin passif du temps qui passe, comme passe la vie de celle qu’il a tant aimée. Fantôme errant confronté aux questions profondes et ineffables du sens de la vie, il entreprend alors un voyage cosmique à travers la mémoire et à travers l’histoire. Dans ce conte poétique et philosophique sur le deuil, l’absence, l’éphémère et l’éternel, l’impression d’étirement du temps est renforcée par le format 4/3, un film inclassable qui remuera les entrailles de quiconque aura été hanté par un deuil et la violence indicible de l’absence. Cette référence n’est certainement pas un hasard tant le scénario de Charlotte Le Bon et François Choquet est d’une précision remarquable. D'une précision (et d'une justesse) remarquable, les deux jeunes comédiens qui insufflent tant de véracité à cette histoire aux frontières du fantastique le sont aussi.

    Le travail sur le son est également admirable, qu’il s’agisse des sons de la nature mais aussi des sons du monde des adultes comme un bruit de fond étouffé, lointain, appartenant à une autre réalité ou tout simplement même à la réalité. La musique de Shida Shahabi à l’aura fantastique et mélancolique, est aussi un acteur à part entière. Elle vient apporter du mystère et de l’angoisse dans des moments plus légers. Elle ne force jamais l’émotion mais la suscite et nous intrigue comme lorsque quelques notes plus tristes viennent se poser sur des moments joyeux pour nous signifier qu’ils appartiennent peut-être déjà au passé.

    « Certains fantômes ne réalisent pas qu'ils sont morts. Souvent c'est des gens qui n'étaient pas près de mourir, ils vivent avec nous sans pouvoir communiquer avec personne » dit ainsi Bastien à un moment du film. Une phrase qui résonnera d’autant plus fort après cette fin, ce plan de Chloé face au lac, avec sa mèche blonde, qui se tourne à demi quand Bastien l’appelle. Une fin entêtante, magnifique, énigmatique qui fait confiance au spectateur et au pouvoir de l’imaginaire. Une fin comme ce film, magnétique, dont le fantôme ne cessera ensuite de nous accompagner…Une histoire d’amour et de fantômes, certes, mais surtout une exceptionnelle et sublime histoire d’amour et de fantômes  qui vous hantera délicieusement très longtemps.

    Au cinéma le 7 décembre 2022.

  • L'heure de la Croisette - Critique de SANS FILTRE (TRIANGLE OF SADNESS) de Ruben Östlund

    Sans filtre festival du cinéma américain de deauville.jpg

    La projection a été précédée de la remise de la distinction numérique de l'INA au président du jury de cette 48ème édition du Festival du Cinéma Américain de Deauville, Arnaud Desplechin.

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    C’est dans la section L’heure de la Croisette (dans le cadre de laquelle furent aussi projetés les deux Grands Prix de cette édition 2022 du Festival de Cannes) que le Festival du Cinéma Américain de Deauville a mis ce soir au programme la Palme d'Or du Festival de Cannes 2022, la deuxième Palme d’or de Ruben Östlund après celle qu’il avait reçue pour The Square en 2017. Cette nouvelle récompense cannoise lui permet ainsi d’intégrer le cercle très fermé des cinéastes ayant reçu deux fois la prestigieuse récompense (avant lui, il y eut : Ken Loach, Michael Haneke, les frères Dardenne, Francis Ford Coppola, Shōhei Imamura, Bille August, Emir Kusturica).

     « Métaphysicien drôle, triste et mélancolique et qui dit ce que notre monde est et qui aborde des sujets sérieux en cinéaste et questionne autant le monde dans lequel nous sommes qu’il se questionne lui-même. Le film a reçu la palme d’or, je ne suis pas responsable. Si vous ne l’aimez pas, merci d’écrire à Vincent Lindon, président du jury ». Ainsi Thierry Frémaux a-t-il présenté Ruben Östlund  sur la scène du Centre International de Deauville. Pour ce dernier, son film est aussi aux confluences du cinéma européen et du cinéma américain. Il a également rendu hommage à sa comédienne principale, Charlbi Dean Kriek, brutalement décédée il y a quelques semaines.

     

     

    Là où un Chaplin aurait recouru au rire tendre et burlesque pour souligner les travers de son époque, pour croquer la sienne, Ruben Östlund  a choisi le sarcasme impitoyable, l’ironie mordante, la férocité et l’excès du trait, le cynisme indécent en écho à celui qu’il dénonce.

    Après la Fashion Week, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean Kriek), couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine (Woody Harrelson) refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s'inversent lorsqu'une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

    Carl est mannequin et c’est par un casting que débute le film ou plutôt le film dans le film puisqu’il s’agit d’un documentaire sur les coulisses. Il y est expliqué que s’ils posent pour un produit de luxe, les mannequins doivent impérativement arborer un air sinistre et « mépriser le client ». Nous assistons ensuite à un défilé de mode et pendant que les mannequins défilent les mots « optimisme » et « égalité » s'affichent sur l'écran vidéo en arrière-plan comme un slogan ironique, tandis que, au premier rang, des spectateurs sont déplacés pour que les remplacent des personnalités jugées plus importantes ou influentes (sans doute au nom de l’optimisme et de l’égalité). Comme un avertissement du bouleversement de la hiérarchie sociale qui va suivre mais aussi de la primauté de l’image sur le reste.

    Yaya, elle, est une influenceuse. C’est à ce titre qu’elle est invitée en croisière sur un yacht. Comme Carl, elle est parfaitement consciente du caractère éphémère de son activité et de son avenir d’« épouse trophée ». Yaya et Carl semblent ne pas vraiment s’aimer mais surtout tirer profit de l’image que leur couple renvoie.

    Le titre anglophone Triangle of sadness illustre parfaitement ce culte de l’image, et des apparences fallacieuses. Il est d’ailleurs peut-être plus parlant que le titre français, comme un écho au titre The Square, évoquant aussi une forme géométrique. L'expression the triangle of sadness fait référence à la partie du visage entre les yeux et les sourcils nommée ainsi par les chirurgiens esthétiques qui font en sorte qu’elle soit aussi lisse que possible pour que tout sentiment ou toute émotion soient imperceptibles. Dans ce monde « sans filtre », il n’y a d’ailleurs plus de place pour les sentiments.

    L’histoire est scindée en trois parties. Dans la première, un dîner au restaurant entre Yaya et Carl dégénère subitement en dispute au moment de régler l’addition. Carl reproche ainsi à Yaya son avarice et son conformisme de genre puisqu’elle considère que c’est toujours lui qui doit régler l’addition, et ne se pose même jamais la question.

    Nous retrouvons ensuite le couple sur le fameux yacht de croisière sur lequel ils vont côtoyer des personnages tout aussi haïssables et répugnants les uns que les autres comme un oligarque russe qui s’est enrichi en vendant de l’engrais (et qui ne cesse de clamer haut et fort et avec fierté à quel point c’est de la m…) ou encore un couple de retraités qui a fait fortune dans la vente de grenades et mines antipersonnel, avant que l’ONU et les lois sur les mines antipersonnel ne viennent ralentir leur activité (ce qu’ils évoquent en toute sérénité, comme s’ils évoquaient la hause du prix des fruits et légumes ou d’une autre marchandise anodine). Sans compter cette passagère qui ordonne à tout le personnel d’arrêter toute activité séance tenante pour « profiter du moment présent », se baigner via un toboggan qui les mène à la queuleuleu dans la mer parce que nous «sommes tous égaux», témoignant ainsi du contraire, et de son mépris de classe. Pour conduire ce joyeux petit monde à bon port, à la barre se trouve un capitaine alcoolique. Ou plutôt devrait se trouver puisqu’il passera une partie de la croisière dans la cabine avant de rejoindre le dîner de gala pour un repas « sans filtre » lors duquel tous ces personnages « à vomir » vont régurgiter au sens propre tout ce qu’ils ont avalé. Lorsque tout cela vire à La grande bouffe version 2022, le capitaine marxiste et le patron russe vont débattre de capitalisme et de socialisme (cet échange constitue un des atouts du film). Du burlesque on passe alors au grotesque et le rire vient désamorcer la gêne et le malaise délibérément occasionnés.

    La troisième partie, à la chute particulièrement prévisible, est interminable et peut-être inutile. Les rôles sont alors inversés. Les dominants deviennent les dominés. Les décideurs doivent obéir. Une des employés du bateau, Abigail (la seule à savoir pêcher ou cuisiner) prend la direction des opérations avec un plaisir ostensible tandis que les décideurs oppresseurs d’hier semblent ravis de se plier à ses ordres. Quand la dénonciation tourne ainsi à la misanthropie, le message semble être tronqué et la force de tout ce qui précède finalement annihilée.

    Le comble du cynisme était sans doute de projeter ce film à Cannes pendant que des yachts similaires à celui sur lequel se déroulait ce naufrage patientaient au large, comme un miroir de cette farce qui, dans la salle, a suscité l’hilarité parfois teintée de malaise...sans compter que Cannes avait cette année pour partenaire Tik Tok et que nombre de ses influenceurs étaient conviés sur la Croisette.

     Dans The Square, un homme singe provoquait de riches convives, les réduisant ainsi à une condition animale. C’est de nouveau le cas ici. Ruben Östlund  se paraphrase ainsi en changeant simplement de décor. Le film est tourné en plans fixes, tout mouvement de caméra aurait finalement été un pléonasme devant ce spectacle de désolation et de chaos, cette exhibition amorale, ce monde en plein naufrage. L’excès et le grotesque vont crescendo. Et cela aurait gagné à se terminer à la fin de la deuxième partie. La troisième partie représente le retour d’un cycle sans fin qui voit toujours les dominants et le consumérisme à outrance gagner. La réalisation est particulièrement élégante, presque « avec filtre», soulignant ainsi par la forme le propos et le contraste entre le paraître qui se veut si lisse et l'abjection de l'être.

    Tantôt réjouissante, tantôt dérangeante (à dessein) et finalement peut-être vaine, cette farce cruelle et satirique, sans la moindre illusion sur le monde, nous laisse une impression mitigée, se terminant par une pirouette facile destinée à nous montrer que la boucle est bouclée, que le cycle infernal ne prendra jamais fin. Je vous recommande davantage le si délicat Grand Prix du Festival de Cannes 2022, Close, de Lukas Dhont (qui sortira en France le 1er novembre 2022), dont je vous parlerai dans quelques jours...

    Sortie en salles le 28 septembre 2022

  • L'heure de la Croisette - Critique de CLOSE de Lukas Dhont

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    La projection de Close a été précédée de la remise du Prix Littéraire Lucien Barrière.

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    Close a reçu le Grand Prix ex-aequo du dernier Festival de Cannes. Le film de Lukas Dhont était aussi présenté en avant-première dans le cadre de ce Festival du Cinéma Américain de Deauville 2022, dans la section L’heure de la Croisette. Il s’agit là du second long-métrage de Lukas Dhont, après Girl qui fut couronné de nombreux prix dont la Caméra d’or du Festival de Cannes 2018 mais aussi le prix d'interprétation Un Certain Regard pour son jeune interprète, Victor Polster.

    Léo, le blond, (Eden Dambrine) et Rémi, le brun, (Gustav de Waele), 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu'à ce qu'un événement impensable les sépare. 

    Cela commence par des jeux d’enfants, jouer à être des chevaliers, à être quelqu’un d’autre. De ce duo rempli de charme émane un mélange de fougue et de naïveté. Cette enfance dont ils ont encore les jeux, ils sont sur le point de la quitter. Ce quelqu’un d’autre qu’ils jouent à être, ils le sont un peu aussi, à cet âge où les repères se brouillent, où les sentiments deviennent confus, où la société, les autres, exigent de se/vous ranger dans des cases. Ce n’est pas encore la rentrée des classes. C’est la fin de l’été avec les derniers sursauts de ses couleurs éclatantes, les plus beaux, un peu nostalgiques déjà.

     L’insouciance et la joie de vivre règnent dans la vie des deux jeunes garçons. Une amitié forte, fraternelle, fusionnelle, tendre et apparemment indéfectible, les lie. Leur amitié a pour cadre la campagne belge, les champs de fleurs des parents de Léo, un décor joyeux et coloré à perte de vue dans lequel ils courent à perdre haleine, et deux familles aimantes qui les accueillent comme s’ils étaient frères. Ils dorment l’un chez l’autre, l’un avec l’autre. La nuit, Léo invente des histoires extraordinaires et les raconte à Rémi, blotti contre lui. Léo dessine Rémi aussi. La beauté innocente et flagrante de leur amitié ensoleille tout le début du film.

    Leurs parents s’occupent d’eux et les reçoivent comme s’ils étaient frères.  Et lorsque la maman de Rémi, Sophie, est, couchée dans l’herbe, posée sur le ventre de son fils, Léo contre eux, leur complicité est rayonnante et harmonieuse comme la campagne qui les environne. C’est le règne de la joie et de l’innocence.

    Et puis arrive la rentrée des classes. Avec le regard des autres, inquisiteur, malveillant, insistant, étouffant. Cette cruelle intransigeance adolescente qui ravage les âmes sensibles. Une question « Vous êtes ensemble ? ». Et c’est tout leur univers qui s’écroule. La note dissonante. La fin de l’harmonie. Les regards qui pèsent sur eux mettent Léo mal à l’aise, le poussent à se questionner sur ce qui était naturel auparavant, et à s’éloigner de Rémi. Il commence à se détacher de son ami, à jouer au football avec ses camarades de classe, à s’inscrire dans un club de hockey sur glace, à s’investir ainsi dans des activités qui sont des symboles supposés de virilité. Rémi souffre de cet éloignement. Le cœur est brisé, le sien et celui du spectateur d’assister, impuissant, à sa détresse insondable. Le dialogue a laissé place aux non-dits, à l’agressivité. Jusqu’au point de non-retour.

    Léo comprendra alors trop tard, sera envahi par la culpabilité, devra quitter les derniers habits de l’enfance, et plonger subitement dans l’âge adulte. Le père de Rémi s’effondre à table. Les mères se murent dans la dignité et dans le silence. Sublimes Léa Drucker et Émilie Dequenne, dont le talent éclate encore plus face à la candeur et la vérité du jeu des deux magnifiques acteurs en devenir que sont Eden Dambrine et Gustav de Waele. Deux révélations dont on entendra forcément parler à nouveau tant ils crèvent l’écran…et nos cœurs.

    Avec quelle délicatesse, Lukas Dhont filme (chorégraphie même) l’affection des deux garçons, leur proximité, leur joie, leurs jeux, leurs corps et leurs mouvements, comme une danse joyeuse et échevelée, avec une vitalité truffaldienne !

    Le travail sur la photographie et les couleurs est aussi remarquable, comme dans Girl qui était auréolé de cette douce et délicate lumière. L’équipe technique et artistique du film est ainsi la même que celle de Girl, notamment le directeur de la photographie Frank van den Eeden. Les couleurs changeantes au gré des saisons font écho aux émotions versatiles des deux garçons. Le changement de saison et les nuances de l’automne créent ainsi une rupture avec les teintes solaires de l’été. Une rupture aussi dans l’époque de la vie de Rémi et Léo. Puis, c’est l’hiver. Jusqu’à ce que les couleurs et les fleurs reviennent, et avec elles, un espoir et la vie…

    Le scénario coécrit par Lukas Dhont avec Angelo Tijssens est d’une justesse, d’une subtilité et d’une sensibilité rares, ne tombant jamais dans le pathos, jamais dans l’explication, jamais dans les clichés.  Mais nous serrant le cœur. Il dissèque la violence parfois tueuse du regard des autres, et la douleur ineffable de la perte (d’un être, de l’innocence), et ce poids constant que doit affronter Léo. Selon Sénèque, "Les peines légères s'expriment aisément; les grandes douleurs sont muettes." Celle de la mère de Rémi est tout en retenue. Sage-femme de métier. On imagine la force et la douleur de cette femme exacerbée par la confrontation permanente avec des nouveau-nés.

    Les violons de la BO de Valentin Hadjadj auraient pu être redondants. Il n’en est rien. Ils accompagnent et contrebalancent la retenue des personnages.

    Le titre est aussi parfaitement choisi. Il évoque la proximité amicale mais aussi corporelle des deux amis, mais aussi celle de la caméra qui semble les enlacer et embrasser leurs émotions. Et aussi ensuite les enfermer dans la douleur. Du rejet pour Rémi. Et de la culpabilité pour Léo. Comme cette grille du casque de hockey qui enferme son visage. Il porte un masque au sens propre comme au sens figuré. Comme encore dans cette scène, terrible, lors de laquelle la mère de Léo vient le chercher dans le bus, qui fait écho à cette autre scène tout en tension, de Léo avec la mère de Rémi. Dans les deux cas, les mots sont impossibles à trouver, et tout est dit dans le jeu des acteurs, dans les silences gênés, dans la maladresse des gestes.

    Malgré la tragédie évoquée, le film de Lukas Dhont, d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, est empreint de poésie qui ne nuit pas au sentiment de véracité et  de sincérité. Et puis il y a ce regard final qui ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Un regard final qui résonne comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente.

    Un des grands films de cette année, étourdissant de sensibilité, bouleversant, à voir absolument en salles, dès le 1er novembre 2022.

  • Critique de AFTERSUN de Charlotte Wells et Jesse Eisenberg, Deauville Talent Award 2022

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    Cette journée fut marquée par deux évènements, d'une part la projection du film en compétition Aftersun de Charlotte Wells (un énorme coup de coeur pour les raisons évoquées ci-dessous) et d'autre part la remise du Deauville Talent Award à Jesse Eisenberg venu présenter sa réalisation When you finish saving the world.

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    Aftersun est un film sublimement triste, comme un soleil d’été ardent soudain masqué après avoir ébloui avec intransigeance, comme l’insouciance et l’enfance et un père qui s’éclipsent avec une brusquerie déconcertante, peut-être à tout jamais. Film impressionniste sur quelques jours d’été entre un père et sa fille en Turquie. Tous deux au bord du vide, chacun à leur manière : la fin des illusions pour l’un, de l’enfance pour l’autre. Moment suspendu, instants faussement futiles, dont on devine vaguement qu’ils sont essentiels, qu’on voudrait retenir mais comme les grains de sable qui filent entre les doigts, déjà ils périclitent entre les mailles de la mémoire. Un film gracieux, d’une délicatesse mélancolique qui charrie la beauté fugace de l’enfance devenue songe et la saveur inégalable de ses réminiscences (floues). Et puis ce dernier plan ! Celui du vide et du mystère que laissent les (êtres et moments, essentiels) disparus, que laissent les instants futiles dont on réalise trop tard qu’ils étaient cruciaux, fragiles et uniques. Celui du manque impossible à combler. Celui du (couloir) du temps qui dévore tout. Renversant d’émotions. Vous chavirerez, aussi, surtout si votre soleil d’enfance a été dévoré par l’ombre…

     

  • Docs de l'Oncle Sam - Critique de HALLELUJAH, LES MOTS DE LEONARD COHEN, documentaire de Dan Geller et Dayna Goldfine

    HALLELUJAH, LES MOTS DE LEONARD COHEN, documentaire de Dan Geller et Dayna Goldfine, cinéma, Deauville, Docs de l'Oncle Sam, Festival du Cinéma Américain de Deauvlle

    Le Festival du Cinéma Américain de Deauville a eu l’excellente idée de braquer ses projecteurs sur Leonard Cohen et l’histoire fascinante de sa chanson mythique, Hallellujah, avec ce documentaire sélectionné dans Les Docs de l’oncle Sam, section toujours synonyme de formidables découvertes comme L’Etat du Texas contre Melissa de Sabrina vVn Tassel, l’an passé. Cette chanson a fait le tour du monde et a souvent été utilisée au cinéma et, pourtant, qui en connaît véritablement le sens et l’histoire ? Combien sont ceux qui l’ont attribuée et l’attribuent encore à Jeff Buckley (comme certains chanteuses et chanteurs d’ailleurs dans le documentaire) ?

    À la fin des années 60, Leonard Cohen signe, comme Bob Dylan, chez Columbia. A travers l’histoire de cette chanson au destin exceptionnel, le documentaire raconte comment Leonard Cohen s’est reconstruit et s’est affirmé comme l’un des artistes les plus importants de notre époque. Québécois, juif, avec sa voix très grave, austère même, Leonard Cohen trace sa propre route, atypique. Il sort ainsi son premier album, Songs of Leonard Cohen, en 1967, à 33 ans. Mais Leonard Cohen est auteur compositeur et poète et sa légende mettra des années à s’écrire, d’ailleurs aussi grâce à ce documentaire qui est un magnifique hommage à son immense talent d’auteur.

    Cette passionnante histoire est aussi celle des affres de la création, des injustices du succès et d’une époque dans laquelle la diversité des médias facilite la vulgarisation des œuvres, sans pour autant que cette communication à outrance permette de connaître le sens profond des choses et leur origine. C’est un atout des documentaires, et de ce documentaire en particulier, que de permettre de redonner du temps au temps, de prendre du recul dans une époque d’immédiateté.

    Nous découvrons la chanson à travers les yeux des personnes qui avaient participé à son enregistrement (le producteur et arrangeur John Lissauer), qui l’avaient chantée avec Leonard Cohen lui-même (Sharon Robinson) ou qui l’avaient reprise à leur compte (Judy Collins, Brandi Carlile, Rufus Wainwright) ou encore le rabbin Mordecai Finley, Nancy Bacal, son amie d’enfance depuis près de 80 ans, son amie Dominique Issermann), ainsi que ses compagnons intellectuels (Adrienne Clarkson, le compositeur Larry « Ratso » Sloman).

    En 1984, la Colombia refusa de sortir aux Etats-Unis l'album de Leonard Cohen, Various Positions, qui comprenait la mythique chanson. « Leonard, tu es formidable mais le talent reste à voir » lui dira ainsi le très perspicace patron de la Columbia. L'album sort alors en toute discrétion, par une autre maison de disque.  L'année dernière, elle fut choisie pour rendre hommage aux victimes du Covid lors d'une cérémonie à Washington devant le président Biden. Entre les deux, l’histoire de cette chanson est un vrai roman ! Une chanson au sens et aux paroles fluctuants tout au long de la vie de son auteur, de telle sorte que chacun a pu se l’approprier et même y apporter une signification différente à chaque moment de sa vie. Il existe 600 à 800 versions de Hallelujah dans le monde aujourd’hui.  Les carnets dans lesquels Cohen écrivait au fil des années les différentes versions de ses couplets apparaissent ainsi pour la première fois à l’écran dans le documentaire et attestent du travail titanesque et du perfectionnisme acharné de l’auteur.  Le nombre estimé de couplets variait ainsi de 80 à 350 selon la personne qui en racontait l’histoire. Cohen dit ainsi qu’il mit 7 ans à écrire la chanson.
    « C'est un processus qui repose sur la persévérance. »

    « Je suis auteur avant tout avec son lot de conflits intérieurs. Un auteur ne peut résoudre ses conflits que par l'écriture » dit aussi Leonard Cohen dans le documentaire. Il n’apporte pas forcément de réponses sur le sens de la chanson. On y apprend cependant que Leonard Cohen perd son père à 9 ans. C’est à cet âge qu’il enterre un poème une première fois comme un rituel religieux. Peut-être certains verraient-ils dans cet acte symbolique la clef d’une des chansons les plus mythiques de l’histoire dont il existe des centaines de versions et autant d’interprétations, du profane au religieux. En émane en tout cas une beauté sacrée, poétique, mystique, sensuelle, captivante, et profondément émouvante. Aussi charnelle que spirituelle.

    La chanson connut plusieurs résurrections. Passée d’abord inaperçue, elle fut livrée au public par Bob Dylan qui la chantait lors de ses concerts. Puis il y eu les versions de John Cale (qui ne chantait pas les passages évoquant la religion) et Jeff Buckley (« s’il n’était pas mort, la chanson n’aurait pas eu un tel impact ») qui la firent connaître avant que Rufus Wainwright ne la reprenne pour la bande originale de Shrek (BO double disque de platine aux USA) et ne la fasse réellement exploser. Elle devient alors incontournable dans toutes les TV réalités musicales. Cohen observe avec amusement ce détournement qui la fait devenir plus populaire par ses interprètes d’un soir qui la chantent lors d’émissions que par son auteur qui se fait ainsi dépasser dans les classements.

    Sa manageuse détournera ensuite son argent. Ruiné, après une retraite bouddhiste dans un monastère de Californie,  Cohen devra à nouveau se renouveler et ressusciter. Il sort trois albums salués par la critique, Old Ideas (2012), Popular Problems (2014) et You Want It Darker (2016…sorti 16 jours avant sa mort), et un album posthume, le bien nommé Thanks for the Dance (2019). Et à plus de 80 ans, il effectue une tournée dans le monde entier…restant parfois 3 heures sur scène.

    « La vie est une pièce bien écrite, si on exclut le 3eme acte. Dans mon cas, le début du 3ème acte est extrêmement bien écrit ». « Je n'ai pas vraiment trouvé ce que je cherchais mais je n'ai plus besoin de chercher. ». Malgré les centaines de versions de la chanson légendaire c’est Leonard Cohen qui véritablement l’incarnait, ainsi que toute la complexité des émotions qu’elle recelait. « Regardez autour de vous et vous verrez un monde impénétrable. Vous pouvez vous indigner ou dire alléluia. J'ai essayé de faire les deux.» Ainsi conclut-il ce passionnant documentaire qui rend hommage à la beauté éternelle de cette chanson mais avant tout au talent du poète unique qui l’écrivit. A ne pas manquer le 19 octobre au cinéma !
     

    SONY MUSIC accompagne la sortie du film avec l’édition d’un best-of inédit de Leonard Cohen en CD et vinyle (édition limitée). Composé de 17 titres, HALLELUJAH & SONGS FROM HIS ALBUMS, comprend une performance livre inédite et inoubliable de Hallelujah lors du Festival de Glastonbury en 2008.